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"On se parle d’égal à égal, c’est plus facile le ventre plein"

La période hivernale a commencée et comme tous les ans les Restos Du Cœur s’engagent à nourrir les affamés. L’occasion pour certains de se remplir le ventre quotidiennement ou presque, ou faire des rencontres pour oublier la misère un moment.



Il est 20h au 19  boulevard Breguet-Sabin dans le 5ème arrondissement de Paris. Ce jeudi 28 novembre 2013, comme tous les jeudis, le camion des Restos Du Cœur s’y installe. Bien qu’il fasse nuit noire sur la place du marché, un groupe d’une cinquantaine de personnes y fourmillent en tous sens, comme si nous étions dimanche midi.  Pas de lampadaires, ils sont sur les trottoirs, réservés aux habitants et non pas à ceux qu’on esquisse quand on les croise. L’impression qu’un gros nuage gris qui enveloppe la scène et qui refléterait les visages pâles de ces sans abris, disperse de tristes couleurs maussade. Seuls les K-way blancs des bénévoles apportent un peu de couleur, de lumière.


Comme tous les ans, les Resto Du Cœur s’engagent dans leur distribution de plats chauds aux plus démunis dans les rues de Paris gelées. Hormis les bénévoles, il n’y a pas de femmes ici. "C’est évident" estime Julie jeune bénévole. "Elles sont beaucoup plus débrouillardes en générale. Même SDF elle vivent dans de meilleures situations que les hommes". Des plus mal habillés pour ce froid jusqu’aux un peu mieux couverts, un Roumain en costume passe près de certains hommes et échange de petits paquets avec eux dont ils taisent ou nient tous le contenu.


La file d’attente commence à se profiler face à la grande table qui se dresse au centre de la place. Fleurissent alors tour à tour de grosses marmites encore fumantes. On sent la hâte, on entend presque les estomacs  gargouiller. Ça se bouscule, essaye doubler discrètement. Il y a quelque chose de profondément pesant et dramatique en un sens de voir ces hommes mûrs, incapables de se débrouiller seuls pour survivre, perdue dans la grande ville, dépendants de ce qu’il reste de la bonté des Hommes. Comme dans une cour de récréation de petits groupes se forment rapidement, certains se mettent à l’écart marmonnant dans leurs barbes et scrutant les autres.


Deux bénévoles servent le potage, d’autres n’hésitent pas quant à eux à se mêler aux plus mal rasés. Ils se connaissent bien pour certains. "Les gros champignons rouges comme dans les dessins animés existent réellement ! Je vais en cueillir dimanche" raconte Nina, les mains en l’air, pour ne rien toucher avec ses gants de cantinière. L’un des deux hommes est silencieux. Le deuxième, seule Nina semble pouvoir le comprendre. Les mots qu’il marmonne  dans sa longue barbe sont indissociables les uns des autres. C’est Jean. A 65 ans il passe le plus clair de son temps à plaisanter, à rire de tout.  "Je suis né en 1970 en fait" s’amuse-t-il. On ne distingue même pas ses lèvres derrière sa barbe, seuls ses grands yeux expressifs dessinent et rident son sourire.


Jean raconte qu’il n’a travaillé qu’un an de sa vie, assez de quoi pouvoir mettre une petite retraite de côté, dix-sept euros cinquante par mois. "Ça me suffit" confie-il. Jean vit chez sa sœur, mais vient se nourrir tous les jours aux Restos Du Cœur. Il rit encore en admettant : "C’est par choix que je ne travaille pas, je suis un grand fainéant". Son ami Gilles acquiesce d’un sourire. Jean emballait des "cranes asiatiques" qu’il envoyait dans des musées. "Je gagnais 75 000 anciens Francs à l’époque". Silence, tous le regardent les yeux écarquillés. "En fait je ne veux pas avoir à subir les autres. Je suis le dernier des bohèmes et heureusement ma sœur s’en fout !", considère-il. "Ça m’amuse de vivre comme ça". Un homme passe : "En voilà au moins un d’honnête !"


Il y aussi pourtant ceux qui ont de grosses vagues et plus vent. "Moi je n’ai plus de famille" raconte Gilles. Sa maison se résume à un gros duvet, qu’il a installé dans le 9ème arrondissement de Paris. "Je peux vous dire qu’à -7 degrés comme l’hiver dernier on a du mal à s’en remettre. D’autant que dans le 9ème on n’apprécie vraiment pas les sdf", affirmes-il. A 48 ans, Gilles est à la rue depuis deux ans. Il a tout perdu suite à une maladie qui le faisait souffrir des os et l’empêchait de bouger. Le statut d’invalidité il ne veut pas en entendre parler. "Je ne toucherais que 10% de mes revenus, ce qui est égal à 7 euros par mois. Si je veux retrouver du travail ensuite, il y trop de portes qui se fermeront".


Son ami Marc, 54 ans confirme : "J’aurais pu avoir 70% de me revenus si je m’étais fait amputer de la jambe. Pas de chance !" Marc s’est également retrouvé à la rue  suite  à une grave maladie. "Au plus bas de l’échelle, j’étais employé de bureau, puis peu à peu je me suis retrouvé à assembler des amplis de guitare. J’avais un bon revenu". Aujourd’hui il habite dans  9m2 d’un hôtel social. Il touche une petite aide qui lui permet de payer sa chambre, 100 euros par mois. A la fin du mois, il ne lui reste que 20 euros. "Il n’y a rien de pire que la rue. Au début je culpabilisais beaucoup de venir manger ici. Les bénévoles sont merveilleux. Ils m’ont convaincus que l’important étais que je garde mon logement, ne pas dépenser cet argent dans la nourriture". Depuis cinq ans, cet homme robuste se contente d’un seul et unique repas le soir, celui des Restos.


Il termine son café, Jean jette ce qui reste du sien au fond de son gobelet, il est gelé à force de parler. Les grincements des tables qui se replient et le tintillement des grandes tiges de métal  qui les soutiennent et s’entrechoquent couvrent les voix. Gilles semble dépité, pensif il ne s’exprime que lors ce qu’on s’adresse à lui. On sent dans les yeux de cet homme un réel désespoir dont il ne semble même pas prendre conscience. Quand la rue devient une fatalité en soit, nous ne sommes même plus conscients de notre propre malheur. Gilles trouve toujours plus mal loti que lui. Engagé auprès d’une association, il distribue des vêtements gratuitement aux pauvres. "Tout à l’heure un collègue qui connait ma situation m’a montré un gros pull dans le tas de vêtements et m’a dit de le prendre. Je n’en ai rien fait, je suis sûr qu’il servira mieux à quelqu’un d’autre. Je suis là pour les aider, je ne me sens pas légitime".


Gilles envisage difficilement son avenir, "je ne sais pas où je serais dans un an ni même deux, je ne me pose même pas la question. Pour l’instant je suis là, et pour la suite on verra". La manche il ne la fait plus "c’est malhonnête et puis de toute façon de les gens ne donnent pas" estime-il. "Tout ce qui compte c’est que je puisse rester propre. Pour manger je viens ici". Tous trois affirment : "Mais ça ne nourrit franchement pas son homme et c’est vraiment difficile de manger dans le froid." Les réfectoires d’intérieur leurs semblent inaccessibles. "J’ai le temps de mourir de faim le temps d’obtenir une carte pour y accéder par le biais d’une assistante sociale" lance Marc. Quant aux centres d’accueil ils n’y mettront jamais les pieds. "C’est pour les vrais clochards" jette Jean pouffant de rire. Gilles ajoute "j’ai un ami qui y est allé une seule et unique fois, ça lui a suffi pour chopper une sale maladie et une grave infection de la peau".


A 21h00, la place est entièrement vidée, sauf de ces trois compères. Les derniers bénévoles sont partis, après être venue chaleureusement les saluer. Ils sont les plus connus ici paraît-il. Tristan chuchote à demi-mot, "c’est toujours difficile de leur dire au revoir, on ne sait jamais si on les reverra et dans quel état de santé". Gilles, en regardant le camion s’éloigner dit encore : "Ils sont bien ces petits. On a de la chance d’être à Paris. On vivrait plus facilement en province c’est sure. Mais allez leur proposer les Restos du Cœur on vous traiterait de fou et on vous chasserait à grand coup de pied vous et vos SDF. Tout est centralisé, j’ai l’impression d’être en 1944". Marc l’interromps soudain : "J’en ai appris plus sur vous en une soirée qu’en 2 ans. On ne parle jamais de nos vies, on se parle de biologie, de politique et d’art". Ces repas, c’est un des rares moments où ils se sentent vivants, où ils se sentent encore hommes. "On se parle d’égal à égal, c’est plus facile le ventre presque plein, autour d’un café".

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